"Svarmo", Claire Garand (nouvelle)
- Macada
- 16 mai
- 4 min de lecture

La mer joue avec Svarmo.
Elle bat, mouvante, et aussi claire que le ciel radieux au-dessus des rochers australs.
Elle attrape Svarmo, le porte, l’entraîne, revient à la charge tandis qu’il sort sa tête aux petites oreilles noires à peine détachées du crâne. Amusé, il replonge en elle pour la fendre et la chatouiller, la faire écumer. Elle le chahute de-ci delà, mais il lui échappe de l’autre côté, là où il sait, le coquin, qu’elle ne peut pas le suivre, dans l’air qui la plaque et où elle ne peut lancer qu’un bouquet de gouttelettes.
Les moustaches en l’air, Svarmo jette un œil à la colonie assoupie au soleil sur les marches de basalte. Ceux qui se roulent à peine, ceux qui bâillent, ceux qui traînent en souplesse leur graisse élégante en forme de torpille, ceux qui regardent l’infini de leurs gros yeux noirs à fleur de crâne. Parmi eux, Antom s’ébroue en une crinière de gouttes. Il a aperçu Svarmo et hésite : aller jouer avec lui et la mer ? C’est tentant. Faire la course, s’entortiller les nageoires, se sauter l’un par-dessus l’autre, se poursuivre, nager sur le dos… Il la trouve pourtant un peu froide, pour l’instant, ou peut-être préfère-t-il regarder flotter l’horizon en attendant de le voir couler.
Un banc de harengs devrait passer bientôt, c’est la saison. La colonie va se régaler.
Là-bas, Svarmo replonge, plus profond, plus loin, de l’autre côté d’un gros rocher, là où le souffle de l’eau devient plus fort. Jouer à contre-courant, comme si la mer devenait soudain plus dense. Quand l’ombre surgit.
À quelques mètres, un long fuselage blanc et gris foncé, taillé à la serpe, en angles vifs le prend en chasse.
Svarmo n’a pas le temps d’avoir peur, son corps s’élance, loin dans une direction, puis dans une autre, pour tromper les dents qui le poursuivent. À droite, retour, au fond, à droite encore. Les dents sont là. Il esquive. Il saute, respire à peine, s’enfonce dans le liquide où l’attendent les petits yeux aussi noirs que des éclats de basalte.
Les mâchoires ont claqué tout près de la queue de Svarmo, tout près mais à côté. Il plonge encore, ressurgit, saute, la nageoire aussi aiguisée qu’un croc saute dans l’air après lui. Regagner les marches, il le faut, sa seule chance, les dents ne savent pas marcher. Il s’enfuit, ondule en mouvements désordonnés au ras de la surface pour aveugler les yeux de pierre. Rien n’y fait : le poursuivant fend l’air et l’aileron raide de sa queue bat la mer en neige. Svarmo commence à fatiguer, l’autre, il le sait, est plus rapide et plus puissant. Tant pis, Svarmo vire soudain, frôle la peau rugueuse qui lui râpe la chair, puis passe sous le ventre d’un blanc pur, ressort à l’air libre, une seconde à peine, respirant tout juste. Ses yeux ronds ont vu la colonie paisible, taches grises et brunes sur les lames, avant de retrouver l’eau verte aux remous inquiétants. Trop loin. Il va manquer d’air. Ses zigzags ne trompent plus les dents qui l’attendent et le poussent vers le fond. Svarmo remonte en flèche et d’un formidable mouvement de queue crève la vague. Si haut. Les mâchoires sautent aussi, le happent, se referment sans claquer tant la chair est grasse. Seule la queue palmée dépasse un instant, battant avec la frénésie du spasme, puis disparaît dans la gueule grise et blanche.
À la surface ne reste qu’une longue cicatrice de remous qui s’effacent déjà.
Sur les rochers, la colonie a tout vu. La torpeur s’est muée en sidération, en colère, en tristesse mêlée. Il n’y a rien à faire, tous le savent, et alors ?
Alors, Antom se jette à l’eau. Froide, lui qui profitait de la chaleur du soleil, mais qu’importe. Il fonce sur la fusée grise, même si elle a déjà avalé sa proie tout rond, il en frôle le nez pointu à l’odorat surfin qui n’en revient pas : le dîner vient à lui. Quelle aubaine pour celui qui a encore faim, car un Svarmo, ça ne remplit pas l’estomac, il reste de la place. La gueule ouverte, les dents se remettent en chasse. Mais les adultes de la colonie descendent eux aussi des rochers. Ils se glissent entre les flots en dizaines de torpilles sombres et souples qui font vibrer l’eau, avertissant l’énorme adversaire de leur présence. La colonie ne peut rien contre lui, tous le savent. D’ailleurs, le dévoreur se réjouit et se régale à l’idée d’avoir l’embarras du choix. Toute cette nourriture qui se précipite à sa rencontre !
Pourtant, les adultes lui foncent dessus, en désordre, le poussent, le fouettent de leur queue. Tous. Et ne font que se meurtrir la peau contre la cuirasse à dents. Tout au plus peuvent-ils l’étourdir, le désorienter, peut-être. C’est déjà ça, même si, en vérité, ce n’est rien du tout. Quelques gouttes de sang de leurs peaux abîmées se répandent et excitent la longue bête. Ses mâchoires claquent dans l’eau sourde tandis que les petites formes brunes se replient à toute vitesse vers les marches raides où elles se hissent avec souplesse, Antom en dernier.
Elles se pressent et ne s’arrêtent qu’à plus de trois mètres de la vague, on n’est jamais trop prudent. De nouveau face aux flots, elles retrouvent la chaleur du soleil clair, un peu moins agréable que tout à l’heure.
La mer n’a pas changé, elle veut encore jouer.
Maintenant que les ailerons inquiétants sont partis, quelques adultes secouent leur tête puis descendent des rochers pour répondre à l’appel de l’eau.
C’est dans l’ordre des choses, se répète Antom pour s’en convaincre. Il frissonne. Antom n’aime pas l’ordre des choses.
Sous ses yeux noirs et plus larges que tout à l’heure, les vagues écument en crêtes blanches. Ce n’est pas la nageoire de Svarmo qui les bat, c’est le vent, qui passe sans laisser de trace.
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En savoir plus sur Claire Garand…
Poète, nouvelliste et romancière, Claire est notamment l’autrice du roman SF « Paideia » (éd. La Volte, prix Julia Verlanger 2023, prix Rosny Aîné 2024), et du recueil de poésie « Joies » qui vient de paraître (avril 25) aux éditions La tête à l’envers.
Une de ses grandes thématiques littéraires est d’explorer les tréfonds du vivant et de l’altérité, en situation de crise. « Swarmo » est à la croisée de deux de ses projets de recueil de nouvelles : l’un de textes animaliers, l’autre plus axé sur la dimension « altérité » .
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Références et crédits
Contribution de : Claire Garand
Image : otarie à partir d’une photo de Ethan Brooke (pexels)


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